19 nov 2015 | |
EN STUDIO ; LE GUTUATER, LE FILÉ... |
De tous les livres que j'ai lus cet été c'est le livre de Geoffrey Emerick qui m'a le plus passionné, et le mot n'est pas trop fort. Mais voilà, j'ai eu beau ressentir un plaisir fou à découvrir comment un preneur du son travaillait avec les Beatles et, bien sûr, George Martin aussi, cela a eu beau me stimuler et m'inspirer, j'avoue ceci : leur approche en studio, leur façon de reprendre mille fois une petite phrase mélodique, un bout de chanson, cette manière de tenter d'approcher la perfection en reprenant tout et, surtout, en montant la chanson comme on construit un édifice, étage par étage, eh bien tout ça est exactement ce que j'aime le moins en studio. C'est comme ça qu'une partie de mon premier disque, Poursuivre, a été enregistré. Après cette expérience - nous avons terminé le mixage à l'automne 1994 - je n'ai plus voulu travailler de cette façon. Mon deuxième disque, L'homme dans la Lune, a été enregistré en prise directe, "live in the studio". Les suivants aussi, du moins en très grande partie. C'est encore cette approche que je préfère, elle a quelque chose de très satisfaisant, de gratifiant. Toutefois... eh oui, me voici en studio avec des chansons qui dans certains cas ont besoin d'être sculptées un bloc à la fois. C'est comme travailler au cinéma : c'est long. Parfois le travail s'apparente à celui du chirurgien, on est à la recherche de la petite bête, du grain de sable qui empêche la mécanique de tourner en rond. Je m'y astreins d'abord parce que je n'ai pas le choix mais aussi parce que c'est exactement ce que la chanson exige et, bien entendu, le résultat en vaut la grosse peine. Puis, à force de refaire une chanson je remarque des petites faiblesses dans le texte, ça me permet donc d'apporter des corrections.
J'ai quand même adoré lire le livre d'Emerick, ça m'inspirait franchement à essayer des nouvelles choses en studio, explorer de nouvelles possibilités. Je me rends compte par contre que ce livre m'a peut-être davantage influencé autrement, je soupçonne ce retour de certains rythmes rock dans mes chansons provoqué par cette lecture.
Je feuilletais récemment deux livres de Caroline Myss où elle traite des archétypes. Je me suis dit qu'il existe des archétypes dans le monde de la chanson et de ses domaines connexes - conteur, poète, comédien, danseur...
On dit que l'aède est l'ancêtre du barde. Wikipedia écrit :
Un aède (en grec ancien ἀοιδός / aoidós, du verbe ᾄδω / áidô, « chanter ») est, en Grèce antique, un artiste qui chante des épopées en s'accompagnant d'un instrument de musique, la phorminx, s'apparentant au sitar. Il se distingue du rhapsode, plus tardif, en ce qu'il compose ses propres œuvres. De ce fait, il est l'équivalent d'un barde celte.
Chez les Gaulois il n'y avait pas seulement le barde qui se servait de la parole, il existait aussi une fonction sacerdotale qui avait pour nom le Gutuater. On dit que la racine gutu signifie « parole » en celtique, qui a donné gûth en irlandais et serait apparenté au gott allemand et god anglais. Selon Jean Markale le Gutuater - il n'était pas un druide, on dit même que sa fonction serait pré-druidique, donc très ancienne - était ce prêtre qui savait se servir de la parole. Selon Markale le titre voulait dire "Père de la Parole". Il ajoute : ce qui implique une idée d'incantation par la voix. Selon César le Gutuater était responsable de la guerre. Or César n'infligeait pas de peine sévère à ses adversaires vaincus mais son entourage insista tellement pour que cet homme qui incitait à la rébellion soit puni qu'il fut condamné à mort. Le pouvoir du Gutuater - un pouvoir de haranguer les soldats ? - devait être redoutable alors. Maîtrisait-il l'art des sons ? Connaissait-il les secrets du pouvoir des mots, des sons, de la voix ? Était-il une sorte d'enchanteur qui utilisait le pouvoir de la voix pour non seulement donner courage et confiance mais aussi guérir ? S'apparentait-il au chantre de nos églises ?
En 1985 et 1986 j'ai participé à des ateliers avec l'anthropologue et danseuse new-yorkaise Lea Schattzel. Elle connaissait Hans Andrew, un Anglais vivant à Paris et ayant étudié au Roy Hart Theatre (tout comme Jennifer Allen avec qui j'ai pris des cours de chant). Hans m'a montré, entre autres, à faire les harmoniques tibétaines et à roucouler.
Dans un des ateliers de Lea nous posions notre bouche ouverte sur la partie tendue, ou douloureuse, du corps d'une personne, puis nous faisions le son Ah... Il y a près de vingt ans de ça j'avais une amie qui se réveillait la nuit avec des douleurs dans le dos. Un soir elle est venue coucher chez moi. Elle s'est réveillée en se plaignant de ses douleurs. À deux nous avons fait cet exercice. Eh bien, ça a marché ! Ça l'a détendue, elle s'est rendormie.
Nous avions demandé à Hans Andrew pourquoi apprendre à roucouler ? Le roucoulement est l'équivalent d'un massage sonore, c'est un micromouvement qui aide les fascias à se détendre et même se replacer quand il y a lésion. Étant donné que le cou est cette zone de guerre entre le mental et le corps avec ses besoins et désirs, bref comme il y a souvent des tensions dans cette région, le roucoulement fournit à cette région spécifique un bien-être, une détente qui peuvent aider l'harmonisation de de ces deux pôles.
Il y a un an de ça je m'intéressais beaucoup au chant des voyelles et autres techniques vocales/vocaliques/sonores qui éveillent et harmonisent le corps. Je n'ai jamais trouvé un terme juste pour nommer celui, celle qui travaille avec le son et la voix, je parle ici de quelque chose qui s'éloigne du chant qui fasse appel au mental par l'utilisation de mots connus ou de la musique structurée. J'emploie donc le terme gutuater car la fonction ancienne du Gutuater chez les Gaulois semble s'être évanouie avec la romanisation de la Gaule. Pour que la parole et la voix puissent s'employer avec la force du Gutuater d'autrefois il faudrait d'abord un travail de guérison profond et exigeant. Nous sommes beaucoup trop blessés intérieurement, nous avons perdu beaucoup de pouvoir. Etre gutuater aujourd'hui, ou néo-gutuater, veut dire d'abord utiliser le son et la voix comme instrument de guérison. Peu à peu le pouvoir de la voix qui transforme la vie reviendra. Ce pouvoir existe encore certes mais il manque de vibration. Chez les Irlandais, avant leur christianisation, il existait le Filé ou Filid, il était le druide le plus important. Il y avait une hiérarchie chez les Filids qui se déclinait en neuf grades, le quatrième grade avait pour nom Cana, qui aurait eu le sens de chanteur. La fonction du Filid selon Eleamor Hull - son oeuvre sur l'irlande dite païnne date de 1906 - le Filid était à la fois un chef spirituel, un homme de loi, un magicien et un sage. Ses dons poétiques consistaient à pouvoir prononcer des "charmes" (c'est-à-dire des sortilèges) et des incantations plutôt que de composer de la poésie pour l'amusement, ou pour faire de la satire. On dit aussi qu'il pouvait improviser et apporter une touche personnelle à son art de conteur en employant des hyperboles et des métaphores. Néanmoins son rôle était celui de gardien de la mémoire, ce qui l'apparente au griot, car il devait transmettre aux nouvelles générations les anciennes histoires (mythes fondateurs, épopées, généalogies, etc.) sur son peuple. Le nom Filid - Fili en anglais - viendrait du verbe "voir". Dans l'ancienne Irlande on employait indistinctement les mots Fàith et Fili pour décrire la même personne. Or le Fàith faisait des fàithsines, c'est-à-dire des prophéties. Bref, Le Filid était aussi prophète. On associe le rôle du Filid irlandais à celui du Vate gaulois. Wikipedia nous dit :
Leur nom uati-[1] (latin vatis, grec ouateis) est un mot d’origine gauloise, qui désigne un devin, un prophète, un oracle. Il correspond au gallois gwawd, et à l’irlandais fàith. Le mot gallois gwawd voulait dire chanson, son sens aurait évolué pour vouloir dire plus tard satire.
Saint Patrick est arrivé en Irlande au IVe siècle (les Romains ne s'y sont jamais rendus). Toute la hiérarchie celtique a souffert de la christianisation de l'Irlande. Les druides - avec les bardes - ont disparu au VIIe siècle mais le Filid a su survivre longtemps car il avait réussi à établir avec l'Église un "remarquable modus vivendi" selon Rodney Castleden (in The Element Encyclopedia of the Celts). Je crois avoir lu quelque part que ce sont les Anglais qui leur ont donné le coup de grâce. Au pays de Galles le Filid a su également cohabiter avec l'Église et maintenir une réputation empreinte de dignité. Par contre le Filid gallois portait le nom de barde. Cette élite littéraire méprisait les ménestrels, c'est-à-dire les musiciens du peuple. Cela explique peut-être pourquoi en Grande-Bretagne le terme barde a pris le sens de poète, de littérateur. On parle de Shakespeare comme d'un barde. En Bretagne le nom barde aurait pris le sens de musicien ambulant.
(En passant, je suis tombé l'autre jour sur un article où il était question de guérison de la prostate par le son. Le titre précisait "sound wave zaps tumors" de la prostate sans effet secondaire neuf fois sur dix. À suivre...)
Parlant de fonction sacerdotale, je voulais dans mon texte sur le franglais parler aussi du latin et du sanskrit. Voilà deux exemples de langues qui vibrent d'une façon bien particulière et qui ont souvent le pouvoir de calmer l'âme. Autant telle ou telle langue peut nous permettre d'exprimer des émotions, des désirs ou des sentiments que nous parvenons difficilement à exprimer en français, autant ces langues associées au sacré peuvent nous permettre de faire vibrer des choses qui ont cette qualité, ce pouvoir de nous apaiser, nous inspirer, et dans certains cas nous guérir.
Ainsi donc le gutuater n'était pas un poète comme l'aède ou le barde. Parlons des archétypes, à commencer par le barde.
J'associe le barde au griot même s'il existe certaines différence entre les deux. Le barde est celui qui utilise la parole et la voix (et bien sûr la musique) avec conscience. Au vrai, il est au service de la conscience, ce qui veut autant dire l'âme que le monde de la politique, du social et, de nos jours ça s'impose naturellement, de l'écologie. Il est aussi gardien de la mémoire - Alexandre Belliard en est un très bel exemple - mais aussi ce que Vigneault appelait 'montreur de monde', c'est-à-dire visionnaire. Certains bardes touchent au sacré, d'autres parlent plus souvent de justice sociale, ou chantent la Nature, la défendent, ou chantent l'amour en touchant des propfondeurs que plusieurs ménestrels n'atteignent qu'à l'occasion. Et il fait tout ça en poète.
Certains ménestrels peuvent parfois jouer le rôle du barde le temps d'une ou deux chansons, mais en général le ménestrel est un musicien qui chante, et son talent aura beau être grand il est moins au service d'un grand idéal à poursuivre, d'une vision. Les ménestrels sont nombreux, plusieurs penchent du côté du pur plaisir de faire de la musique. Certes ils sont aussi à leur façon au service de l'âme mais cela aura tendance à se passer dans l'instant. Il peut même être magique le temps d'un spectacle, d'un concert. On rentre chez soi content, satisfait mais pas nécessairement touché profondément par une parole porteuse d'une vision, d'une idée forte. Le barde inspire et nourrit le rêve, le ménestrel se nourrit souvent de l'oeuvre du barde. Dans le documentaire sur Bob Dylan, No Direction Home, on voit un jeune Dylan au début des années 1960 chanter seul à la guitare, la force de ses mots, de sa musique et de sa voix en font un barde d'un rare pouvoir qui rappelle Richard Desjardins. J'ai vu Desjardins en concert s'adresser au public sans guitare, nous étions tous captivés, envoûtés par ses mots. Dylan plus tard - je ne parle pas de sa période dite électrique vers 1965, 1966 - devint davantage un ménestrel, faisant de longues et fréquentes tournées avec des musiciens rock. Lui-même ne savait plus où il en était. Puis le poète en lui revint.
Le jongleur est davantage un être de divertissement. Il peut avoir beaucoup en commun avec le ménestrel mais son but premier est de ne ni déranger l'ordre établi ni de parler d'un monde meilleur, surout pas pour la collectivité. Il nous aide à passer le temps, à oublier nos soucis, ou alors à chanter nos petits rêves bien personnels (et romantiques) ou nos petites ou grandes peines.
On ne peut inclure le Troubadour parmi les archétypes, l'art des troubadours est un art codé très particulier, très savant. Un art qui date du XIe siècle. Le dernier troubadour s'appelait Riquier Guiraud et est mort au XIIIe siècle. Certains disent que cet art a disparu au XIXe siècle mais déjà on ne chantait plus la Dame de ses pensée, elle avait été remplacée par la Vierge. Je reviendrai une prochaine fois sur l'art des troubadours, notre dette de reconnaissance - pas seulement chez les faiseurs de chansons - envers eux est immense.
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Dernière modification: 19 nov 2015

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