04 nov 2018 | |
FÉLIX |
À la mémoire de Denis Bernard, ami et poète, parti au moment même où je rédigeais ce texte
T'es-tu reculé jusque chez les bêtes, Tirelou ?
Au lever du soleil dedans la rosée
Les chevaux m'ont fait une fête
Mais les châtelains ont failli me tuer
Me prenant pour un loup-garou
Tirelou
Durant l'été 2017 j'ai lu à peu près tout ce que j'ai pu trouver sur Félix Leclerc. Puis j'ai lu Félix lui-même bien sûr et réécouté ses chansons. Bref, ce fut l'immersion félixienne totale. Je croyais bien, même très bien connaître Félix. Eh non. Je ne parle pas ici de détails sur sa vie privée ou de chansons, poèmes ou contes négligés ou loupés. Je croyais avoir reconnu la force de son oeuvre, son originalité. J'écoute et lis Félix depuis très longtemps, à 11 ans je savais par coeur L'hymne au printemps et mon conte préféré était Cantique. Or je me suis rendu compte que je ne connaissais pas le poète de l'Île d'Orléans à fond.
J'ai lu avec une attention particulière, pour tout dire avec humilité, fascination et étonnement, les auteurs français (ou suisse dans le cas d'Éric Zimmermann) qui ont écrit au sujet du grand poète québécois. De façon générale les auteurs québécois qui parlent de Leclerc ont tendance à parler de ''notre Félix'' qui a su si bien nous représenter à l'étranger alors que les auteurs français ont un regard qui va plus en profondeur, ils reconnaissent en lui un homme exceptionnel, un poète rare avec des qualités qui ne sont pas souvent - si elles le sont - évoquées par les auteurs québécois qui ont consacré un ouvrage au premier grand barde de la francité nord-américaine.
Est-ce dans le film d'Hugo Latulipe que Chloé Sainte-Marie cite sa chanson J'inviterai l'enfance - Deux clairons dans tes bagages, un air de flûte / Une botte de légumes, du vin, le sourire de quelqu'un mort / Une trace qui mène à l'ïle perdue / Un masque drôle - en disant que ça dépasse la poésie ? Je crois, même si je simplifie un peu, que Chloé a bien cerné, bien résumé l'essence du chantre originaire de La Tuque. C'est dans le très beau livre de Christian Larsen Chansonniers du Québec (Beauchemin, 1964) que ce dernier demande à l'auteur du P'tit bonheur quelles ont été ses influences comme auteur-compositeur. Sa réponse : Aucune.
Félix Leclerc était un commenceur, pour emprunter un mot qui n'existe plus dans les dictionnaires. Brassens était la somme, l'accumulation, quelque chose comme le résultat de mille ans de trésors de la poésie française autant populaire que littéraire, voire savante. Leclerc était un commenceur, il a créé, forgé sa propre poésie qui ne ressemblait à aucune autre. Dans son sens le plus fort, il était trouveur (ce qui nous renvoie aux termes trouvère et troubadour). Brassens portait mille ans d'histoire française avec tout ce que ça peut avoir de riche mais de lourd aussi ; Leclerc est arrivé neuf et frais dans un pays neuf, brut, encore à défricher et à découvrir. Un géant qui naît dans un nouveau monde.
Il a nommé quelque chose de nouveau, quelque chose qui naissait devant ses yeux, et ainsi il a joué ce rôle de commenceur qui dépasse la poésie pour reprendre (de mémoire) les mots de Chloé Sainte-Marie. C'est peut-être ça qui me touche tant de lui et sans doute ça qui fait de lui un poête à part, exceptionnel. Pour tout dire je ne sais pas si je connais d'autres poètes qui chantent qui ont été à ce point près d'une source pure comme on est proche de l'origine de la vie. Je pourrais donner des exemples d'autres auteurs de chansons qui ont réussi à toucher cette pureté mais ça demeure toujours exceptionnel. Chez Leclerc c'est impressionnant comment cela est demeuré vivant jusqu'à la fin.
Je ne crois pas que l'on sache apprécier à sa juste valeur l'oeuvre de Félix Leclerc. Il y a quelque chose de très fort dans sa façon de dire les choses et qui dans bien des cas dépasse effectivement la poésie, il réussit à toucher une essence, à l'évoquer avec une simplicité surprenante et profondément originale. On dirait un maître spirituel qui a gardé non seulement l'enfant vivant en lui mais aussi un quelque chose d'innocent, d'intact qui remonte au commencement du monde. Dans sa chanson Les algues il réussit avec beaucoup de simplicité à parler de notre passage sur terre, tout comme dans Tirelou il dit des vérités en quelques mots simples, quelques images fraîches, presque brutes. Il emprunte souvent au monde des bêtes, à la nature comme le ferait un maîte spirituel et ainsi son langage est fort, universel, facile à saisir ; un enfant s'y retrouverait. Monique Miville-Deschênes, qui l'a connu et a même chanté avec lui (la musique de Je cherche un abri pour l'hiver, c'est d'elle), a également dans certaines de ses chansons su toucher cette "force'' de l'innoncence.
Il ne faut pas confondre, cependant, innocence et naïveté, Mes longs voyages, Tirelou, Les algues, En attendant l'enfant, entre autres, jettent un regard sévère, voire amer, sur ce monde ici-bas. Il a autant chanté François d'Assise que Villon, ne l'oublions pas.
Évidemment on retrouve cette innocencce, cette poésie d'un monde encore intact, non souillé dans ses contes et fables. Je n'aurais pas dit ça avant mais maintenant je crois que Pieds nus dans l'aube est un grand livre parce que justement il a su exprimer, décrire le monde de l'enfance, ses aspects merveilleux, féeriques, lumineux comme peu d'écivains savent le faire.
On sait qu'il aurait préféré être reconnu comme homme de lettres plutôt que faiseur de chansons, on dit que ses pièces de théâtre sont naïves, ses contes empreints d'une morale chrétienne dépassée. Je dirais que son oeuvre - les chansons, les poèmes, les contes, les romans - était un tout qui a donné au monde une poésie pleine de beauté et d'innocence très proche de la pureté du coeur de l'enfant. Comme la douce sève qui nourrit l'arbrisseau (Présence). Mais dire cela ne lui rend pas justice car cette chose que j'essaie de nommer par des mots comme innocence, pureté, fraîcheur est, comme le dit Chloé Sainte-Marie, plus que de la poésie, ça touche au coeur de la vie, son essence encore intacte, et cela fait de lui plus qu'un homme de lettres. Il a su emprunter les mots de la langue française comme on puise de l'eau claire à la fontaine pour nous transmettre quelque chose d'essentiel qui n'a pas besoin d'être catégorisé. Il a bien fallu qu'il se serve d'une forme d'art pour donner au monde le monde qui l'habitait, dans notre culture il n'y a pas mille façons de jouer ce rôle de commenceur et de transmetteur de monde (Vigneault dirait ''montreur de monde''), ainsi il est devenu barde, conteur, un diseur de l'indicible, jamais savant sinon savant d'une sorte de sagesse pleine de simplicité, voire de bonté. On peut appeler ça un poète, un grand poète.
Ça n'est peut-être pas par hasard si l'on trouve parmi les huit titres de chansons choisies par Félix lui-même dans Le choix de Félix Leclec dans l'oeuvre de Félix Leclerc (Les Presses Laurentiennes, 1983) La vie, La mort de l'ours, Richesses, Notre sentier, Bozo, Mouillures et Complots d'enfants :
Nous prendrons notre enfance
Un peu d'eau et de pain
Et beaucoup d'espérance
Nous sortirons pieds nus
En silence
Nous sortirons
Par l'horizon...
Chacune de ces chansons porte ce quelque chose de frais ou d'innocent, voire de mystérieux et lumineux.
Il est anormal que lorsqu'on a fêté 400 ans de présence française à Québec en 2008 on ait complètement négligé de souligner les vingt ans de la mort de Félix Leclerc. Aujourd'hui Leonard Cohen a sa murale à Montréal et c'est très bien (j'ai pratiquement tous ses disques), pourquoi alors Félix Leclerc n'en a-t-il pas une ? Ah oui, j'oublias, la huitième chanson, choisie par Félix, s'intitule L'alouette en colère.
Dernière modification: 06 nov 2018

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