12 juil 2015 | |
FRANGLAIS |
Louis Cornellier, dans Le Devoir des 27 et 28 juin, fait un compte rendu de sa lecture de la Revue Argument (Vol. 17, printemps-été 2015) qui traite de la question du franglais dans la chanson au Québec. J'avais fourni en 2010 un texte sur ce sujet au site web Franco-Blues, hélas ce site n'existe plus. La question est vaste et je m'y intéresse depuis le jour où je me suis aperçu que chanter en français n'était pas si facile quand on vient de passer près de dix ans à chanter presque seulement qu'en anglais. Ce jour c'était il y a 41 ans...
Mon ami Gary, ce devait être en 1981, pratiquait une forme de spiritualité qui s'appelle le Latian. On s'assoit, un peu je suppose comme on fait pour la méditation, et on entame à voix basse une sorte de charabia improvisé. En 1984 lors d'un atelier intensif d'une semaine sur la voix avec Hans Andrew du Royal Hart Theatre, nous avions pratiqué le Latian. Pour je ne sais quelle raison cela doit se faire à voix basse. Le charabia, ou gibberish tel que cela se dit en anglais et qui est une approche thérapeutique intégrée à différentes psychothérapies, me semble être un proche parent du Latian sauf que le charabia peut se faire à voix haute. En fait on peut gesticuler et pleurer et crier si ça nous chante. L'idée - et je suppose que c'est sur quoi est fondé le Latian - est de faire parler l'inconscient, le libérer. Plus on plonge dans les profondeurs de l'inconscient plus on s'éloigne de la langue apprise, laquelle forcément a exigé, dans son apprentissage, une participation de la partie du cerveau qui est rationnelle, certains diront l'hémisphère gauche. Cette partie du cerveau a parmi ses spécialités cette capacité de bloquer bien des choses, voire les enfouir très loin dans les grottes oubliées de l'inconscient. Un bureau de la censure, quoi.
Certes on accède à l'inconscient par l'écriture automatique (je pense aux surréalistes) ou la prose spontanée (je songe à ce cher Kérouac), et cela peut ouvrir les vannes, faire sauter les barrages, déverouiller les portes de l'inconscient et permettre de pousser plus loin les possibilités de la créativité et de l'imagination. Mais l'écriture n'engage pas tout le corps, surtout le corps émotionnel, comme peut le faire la voix.
L'inconscient est inscrit partout dans notre corps. La connaissance de soi-même passe par le corps. Ce que la voix exprime c'est bien sûr ce qui vibre dans le coeur mais c'est aussi ce qui vit dans chancun des organes du corps. Une voix bloquée trahit toujours un blocage, ou une déconnexion, émotionnel ou énergétique logé dans le corps. La voix canalise aussi des énergies subtiles qui appartiennent au monde de l'esprit, j'y reviendrai une autre fois.
À ma connaissance celui qui est allé le plus loin dans une approche autant créative que libératrice en tant qu'écrivain est Claude Gauvreau. Lire sa prose ou sa poésie en langue exploréenne est déjà en soi une expérience stimulante, voire joyeuse, mais à mon avis cette langue donne toute sa mesure et le sens profond de sa raison d'être lorsqu'on la dit, la récite. On n'a qu'à regarder l'extrait (disponible sur youtube) de La nuit de la poésie (1970) où l'auteur de La charge de l'orignal épormyable déclame ses poèmes. De toute évidence sa langue exploréenne contient une force libératrice extraordinaire ; si l'intellect a joué un rôle essentiel dans l'élaboration, la création de cette langue, de tout évidence c'était dans le but de libérer l'inconscient.
L'écrivain Jacques ferron, qui aimait bien Gauvreau, trouvait que le peuple avait développé lui-même une langue libératrice. Pas besoin de chercher bien loin, la langue vernaculaire fournissait amplement de mots et d'expressions pour se désaliéner d'une culture élitiste étriquée et oppressante. On n'a qu'à regarder comment les sacres québécois contiennent des consonnes dures, on pourrait dire percussives, qui forcément ont un pouvoir libérateur. On retrouve un phénomène similaire dans la turlute et le scat.
Le scat est une forme d'improvisation vocale jazz. La différence entre le scat et la turlute est que la turlute est rarement improvisée, les deux cependant - très 'consonniques' - sont très rythmés et libèrent le chanteur de la prison des mots et de leur grammaire. Et aussi bien sûr de la pensée rationnelle. Le jazz ayant engendré le scat, on ne peut évidemment éviter d'aborder la question du très précieux et riche apport africain à la musique anglo-américaine.
Par-delà la force dominatrice de la 'culture' anglo-américaine et qui exerce quotidiennement son dumping, il y a une autre raison qui explique pourquoi la musique anglo-américaine séduit tant la planète. L'apport africain a transformé en profondeur la musique populaire états-unienne. Je ne saurais dire à quel moment cela a commencé, si on regarde un peu ce qui s'est passé à La Nouvelle-Orléans (d'accord cette ville a une histoire à part dans l'histoire états-unienne... mais bon, c'est un point de départ qui peut nous éclairer) l'influence a probablement commencé vers la fin du XVIIIe siècle. Par contre ça n'est que cent ans plus tard, je le concède, que le ragtime (sa popularité a commencé en 1897), musique plutôt inoffensive et, bien que syncopée, très mélodique, a rejoint et scandalisé une portion importante de la population blanche au pays de Washington et Lincoln. Chose certaine à partir du moment où le ragtime s'est répandu, suivi du jazz peu après (autour de 1917), les musiques afro-américaines ont totalement révolutionné la musique populaire états-unienne.
Ce qui séduit tant les chanteurs pop ou rock ou autres de chanter en anglais est sans doute dans une certaine mesure la possibilté d'élargir son public mais pourquoi ce besoin de chanter en anglais existe-t-il même chez le monde ordinaire ? Ça n'est pas la langue anglaise elle-même car ça ne viendrait à l'esprit d'aucun non-anglophone de chanter pour son plaisir de vieux airs anglais ou des ballades irlandaises. La façon que l'Afro-américain a transformé la manière de chanter - et cela inclut l'articulation - a indéniablement apporté un élément libérateur majeur à la musique populaire. L'Afro-américain a su mettre dans son chant sa rage, sa douleur, sa sensualité, sa sexualité, sa joie, sa spiritualité et, surtout à partir des années 1960, une force, une volonté d'affirmation extraordinaire ; qu'on soit un fan de Frank Sinatra, Elvis, les Beatles ou Kurt Cobain, la façon de chanter de chacun de ces chanteurs doit beaucoup à la culture musicale du peuple qui a donné le jazz, le blues et la musique soul.
Ce quelque chose de libérateur facilement accessible est non seulement très séduisant pour quiconque aime chanter, il peut même être nécessaire. Ce quelque chose de libérateur est né à peu près au moment où sont nés le surréalisme et la psychanalyse, bref au moment où les cultures européennes (et d'origine européenne) cherchaient à se guérir d'un mal de vivre, ou tout simplement comprendre ce qui se passait par-delà les murs de la pensée rationnelle. Cela a culminé dans les années 1960 de façon aussi maladroite que joyeuse avec l'explosion des mouvements contre-culturels, hippies, etc. Et bien sûr c'est la chanson anglo-saxonne, les Beatles en tête, qui a donné le la universel.
N'empêche, ça n'est pas compliqué chanter son âme avec force en français, Gerry Boulet l'a fait merveilleusement au Québec, Jacques Higelin en France, Zachary Richard en Louisiane acadienne. Pourtant plusieurs sautent la clôture et passent à l'anglo-américain. Et y demeurent.-Ils semblent confondre, à la longue, expression personnelle et imitation ; au lieu de s'inspirer de la démarche de leurs chanteurs préférés, ils les imitent. On a le droit d'être obnubilé par les musiques anglos, on peut emprunter autant qu'on veut mais qu'a-t-on à offrir d'original et de profondément authentique si on n'emprunte pas à soi-même ? Le mot génie a la même origine que le verbe générer, on ne peut que générer ce qui est au fond, au tréfonds de soi, ce quelque chose qui n'apparttient qu'à soi. C'est ce qu'on a de plus précieux à offrir.
Donc à vingt ans (il y a 41 ans) je sentais le besoin de chanter en français, me chanter en français, après tout c'était la langue que je parlais la plupart du temps. Or je me suis aperçu que je ne pouvais pas chanter certaines émotions (je dis émotion mais j'inclus ici aussi la sensualité, la sexualité, la volonté) que j'arrivais pourtant à exprimer en anglais.
Je répétais à qui voulait l'entendre durant ces belles années que pour comprendre le rock il fallait aller jusqu'à ses racines : le blues. J'ignorais à peu près tout de notre blues. À un moment donné il a bien fallu que je commence ma propre quête. C'était comme... en fait c'était tout à fait entreprendre un chemin à rebours. Et je suis allé à la découverte, et pas seulement par l'intermédiaire du vinyle, des chanteurs de complaintes d'Acadie et du Québec. Évidemment je me suis retrouvé en Louisiane (cinq fois) chez les Cadiens à qui je dois beaucoup. Une autre fois je raconterai ma démarche plus en détail car bien sûr elle traverse les siècles et remonte jusqu'au Moyen-Âge français, Rutebeuf étant un de mes trouvères préférés.
Je désire surtout pour le moment souligner l'importance, peut-être devrais-je dire la nécessité, de retrouver les sources oubliées. Se poser aussi la question pourquoi on les a oubliées. Il est facile d'oublier notre identité profonde : elle fait mal. Gaston Miron a écrit "on n'a pas su lier nos racines de souffrance", il a aussi écrit dans une de ses correspondances que pour lui (je paraphrase) l'originalité passait par les origines.
Au début de ma démarche je n'avais pas le choix de chanter en anglais. Non pas parce que lorsque j'étais adolescent la musique anglo-améraine était partout et qu'elle était merveilleuse, après tout j'ai eu la chance de m'imprégner des musiques d'une ère qui était l'âge d'or du rock, mais parce que c'était libérateur.
Chanter dans une autre langue est libérateur. On se surprend à exprimer passionnément des choses en espagnol, en breton ou en langue africaine, et comme j'ai dit plus haut en charabia, choses qu'on ne s'imagineait pas pouvoir chanter en français ou même en anglais. C'est comme si chaque langue exprimait une partie de l'âme humaine ; comme si chaque culture portait une sensibilité particulière. Cette sensibilité est d'ailleurs ce qu'elle a de plus précieux à donner et qui soit manque dans notre propre culture soit ne s'est pas beaucoup développé. À nous alors de voir comment on peut se servir de ce qu'on a appris ailleurs pour l'intégrer à notre propre chant.
Il est bon de voyager dans d'autres univers, découvrir d'autres idiomes, donc d'autres langues. C'est comme passer des initiations dans d'autres mondes, d'autres cultures. Ce que ces idiomes ont à offrir, appelons ça leur génie, leur profonde originalité. Ça forme l'âme du voyageur. Ce qui rend ces langues chantées si riches c'est que quelque chose est assumé.
L'âme voyageuse formée, si l'on me permet cette image, finit un jour par arriver à maturité. Qu'aura à offrir cette âme à l'Autre, que cet Autre soit un proche ou un étranger, s'il ne chante ce qu'elle est au fond d'elle-même ? En général, je préfère écouter un chanteur amérindien chanter dans sa propre langue. J'aime bien aussi quand c'est chanté en langue amérindienne et en anglais mais si c'est seulemen en anglais je me lasse vite. Il en va de même pour un Québécois, un Acadien, un Cadien, etc.
J'ai abordé la question sous un certain angle, je n'ai pas inclu tout l'héritage français littéraire. Je n'ai pas non plus touché à la question telle qu'elle est vécue en France. Le complexe français face à l'Amérique anglo-saxonne est profond. On semble encore moins comprendre là-bas qu'ici que la force et le génie des musiques anglo-américaines proviennent d'une intégration. C'est peut-être le mot-clef : intégration.
Car, dans le monde musical de l'Hexagone, il semble y avoir très souvent rejet de soi-même, rejet de l'héritage. Ça semble vrai aussi pour la Belgique. C'est un problème très français, on n'a qu'à penser au tort qu'à causé la Révolution française aux parlers régionaux (cela inclut la langue occitane) ou au patrimoine religieux. Comme si faire table rase du passé, "faire moderne" (comme le raille Arthur dans la série Kamelott), était la preuve qu'on est évolué. Ça ne fait que traduire un malaise, un mal-être, au vrai une aliénation : on se hait soi-même donc on jette à la poubelle ce qu'on n'aime pas de nous-même et on imite l'autre.
Je viens de lire Manhattan Folk Story de Dave Van Ronk et je n'hésite pas à affirmer que c'est le livre le plus intéressant que j'aie lu sur la chanson. Certes celui de Paul Zollo est pour moi une sorte de bible mais il est constitué d'interviews ; Van Ronk, qui a une forte personnalité, prend sa plume et déballe tout : expériences personnelles, rencontres avec des musiciens remarquables, opinions, réflexions, bagage musical, etc. Il dit quelque part quelque chose que Dylan dit également, dès le départ il veut apprendre le plus possible, que ce soit des techniques de guitaristes, des chansons, des morceaux de jazz et ainsi de suite, mais il trouve aussi important de réfléchir au sujet de la chanson. Chaque été je me tape des biographies d'artistes de la chanson, de Barbara à Trenet, toutes sont très intéressantes mais aucune ne m'a stimulé comme l'autobiographie de Dave Van Ronk.
Je souligne ça car je dois faire cet aveu : je rencontre rarement des auteurs-compositeurs-interprètes qui ont réfléchi à ce qu'est la chanson, peu connaissent son histoire, en savent très, très peu sur les troubadours et les trouvères par exemple, ou sur le folklore. Ou alors ils en savent long sur la musique anglo-américaine, mais sur la tradition française pas grand-chose... Sylvain Lelièvre était une exception.
Je viens de monter d'une tonalité la chanson Pollen et cendres et ça change tout, la chanson prend vie. Voilà une bonne nouvelle.
Dernière modification: 25 déc 2015

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