LA VOLONTÉ D'UN ALBUM ; LES ENFANTS ET LA MUSIQUE ; L'ART DES TROUBADOURS

 Quelques cailloux sur mon sentier ces jours-ci qui ralentissent ma marche, bref le travail en studio devra attendre un peu. Ce qui ne m'empêche pas d'aiguiser mes outils, préparer la table, nourrir la terre. Chose devenue évidente au fil des mois : l'aspect rythmique s'impose de plus en plus, aussi le désir de mêler des sons, élaborer des arrangements avec des instruments que je n'ai jamais utilisés. Un exemple intéressant de cette évolution est ma chanson Cassandre, d'abord chantée au piano je lui ai trouvé une nouvelle musique à la Brassens ; je trouvais que la rythmique des syllabes se mariait naturellement aux pompes typiques de l'homme de Sète. Il manquait tout de même un petit quelque chose. La chanson étant en ré mineur, cet accord revient souvent dans la chanson. Or j'ai tendance à jouer, en accord barré, le ré mineur de façon un peu funky - si vous écoutez l'accord qui est joué dans les deux premières mesures de Long Train Running (without loooooooove, where would I be) des Doobie Brothers, vous aurez une bonne idée de ce que je veux dire. C'est comme si je cherchais désormais à plaire, par-delà le chant, le texte et la mélodie, au danseur en moi.

Et dans un autre registre... J'ai commencé il y a deux ans à jouer et enregistrer des chansons avec une guitare accordée au la 432 Hz. Je m'aperçois maintenant que, puisqu'on peut accorder un instrument à cordes selon la hauteur qu'on désire, rien ne m'empêche d'accorder ma guitare à une fréquence plus haute ou plus basse que le 432 Hz. Au lieu d'adapter ma voix à la fréquence standard, c'est l'instrument qui s'adapte à moi. Comme le chantait Sinatra : and I did it my way (chanson qu'il n'a jamais aimée, soit dit en passant).

C'est vraiment curieux, quand j'ai enregistré Poursuivre mon idée était d'intégrer les traditions françaises d'Amérique à des compositions contemporaines, ces dernières par ailleurs très nourries de la tradition chansonnière. Mais voilà, plus j'avançais dans mon projet plus je sentais un besoin d'aller vers une chanson poétique. Quand j'ai enregistré L'homme dans la Lune je savais que j'allais inclure beaucoup de chansons bluesées ou à saveur louisianaise, je ne m'attendais pas à ce que ça prenne autant de place, par exemple la chanson T'es rentrée a été enregistrée parce qu'il restait de la place sur la bande magnétique, Stacy m'a demandé s'il me restait des chansons à faire, j'ai répondu que j'en avais une que je pouvais bien essayer mais de façon très libre, presque improvisée, une chanson pas du tout prévue pour cet album. Il m'a fallu faire un effort pour inclure la chanson titre et L'eau du silence (que j'ai refaite par la suite sur La voie des sources). L'homme à l'arbre est peut-être le seul disque où je n'ai pas senti que le projet avait cette voloné qui lui est propre et à laquelle je devais me plier, il y avait dans ce cas-ci entre le maître et l'oeuvre un accord. La seule exception étant Corbeau, une chanson composée/imrpovisée en 1982 et qui me demandait de faire partie du projet. C'est comme les personnages des romans, l'auteur se rend vite compte qu'ils ont une vie propre ; il doit les suivre, les écouter. Mon projet de disque, que j'appellerai peut-être Le pain, le pays, la paix, a donc décidé de prendre ce virage vers des rythmes et des sonorités différrentes. C'est comme le jour du lancement du disque, un jour une musicienne m'avait dit : le disque sort quand c'est le bon moment, quand on est prêt, pas avant. On décide certes d'instiguer un projet comme on jette un canot à la rivière, après ça on pagaie selon la volonté de la rivière. 

 

J'ai recommencé il y a une quinzaine d'années à faire de la musique auprès des enfants dans une garderie. J'ai commencé à remarquer il y a une douzaine d'années l'un des phénomènes les plus fascinants qu'il m'ait été donné de voir en musique. J'ai quatre groupes : les 18 mois, les 3 ans, les 4 ans et les 5 ans. Le grand défi chaque septembre est d'apprivoiser le nouveau groupe, celui des 18 mois. Comme je suis le seul représentant du genre masculin à travailler avec eux, que je suis grand et que j'arrive muni de ce drôle d'objet en bois avec des cordes, un manche, une caisse de résonnance avec un trou au milieu, c'est le choc assuré pour eux quand je fais mon apparition. J'ai des astuces (j'ai pensé me déguiser en femme mais j'ai laissé tomber), par exemple j'apporte un psaltérion et des lyres, instruments magiques qui non seulement tranquilisent leur petite âme de mômes effarés mais aussi apporte détente et joie aus braves éducatrices. N'empêche, il y en a toujours un ou deux, parfois trois, qui hurlent à la mort : je leur fais franchement peur. Ça me tord le coeur. Je reste stoïque et, plein de courage, je persévère. Puis j'encaisse mon chèque. Merci et à la semaine prochaine ! Ça peut prendre de deux à cinq mois avant que les plus alarmés se calment. Or voilà, ce sont ceux-là mêmes, pauvres petits bouts de chou effrayés par ce croque-notes qu'ils confondent avec un croque mitaine, qui sont les plus musicaux. Bref, les chérubins qui sont jetés dans ce monde cruel et qui ont la fibre plus peureuse que la moyenne sont des musiciens dans l'âme. Je ne rigole pas. Une fois qu'ils m'ont apprivoisé ce sont eux qui m'aiment le plus, qui participent le plus, qui chantent et dansent avec le plus de plaisir et d'entrain. Et il est fort probable qu'adultes ils deviendront musiciens. En douze ans je n'ai rencontré aucune exception. C'est même devenu un gag à la garderie, j'entre dans la classe et aussitôt qu'un enfant se met à pleurer je dis : ah ! un autre musicien. 

En 1984 quand j'ai pris l'atelier (une grosse semaine) sur la voix avec Hans Andrew, celui qui m'a montré à faire les chants harmonique, ce dernier m'a dit que je devrais écouter des chants grégoriens. Il n'a rien dit de plus. J'ai deviné qu'il avait vu ma nature nerveuse. Tomatis vantait les vertus thérapeutiques du chant grégorien. J'en écoute à loccasion et j'ai remarqué que dans certains cas cette musique a un effet calmant, apaisant. Il n'y a pas que le grégorien. On trouve dans les légendes européennes des histoires où la harpe a un pouvoir magique, comme par exemple endormir l'enfant ou...l'ennemi. Je crois que c'est dans Harry Potter qu'on voit un chien - de la race Cerbère, assurément - s'assoupir au son d'une harpe. Je trouve que la harpe, et certaines mélodies en particulier, est peut-être l'instument qui m'apaise, me dulcifie, me berce, voire me console le plus. Chaque fois que j'apporte mon psaltérion à la garderie les éducatrices me répètent la même chose : comme c'est apaisant. Je lis la gratitude dans leur visage. Bref, je viens de m'acheter deux disques de musique de harpe classique. À suivre...

La musique, comme une peau qui nous enveloppe et nous protège de ce monde.

 

S'il y a un mythe tenace dans la conscience populaire c'est bien celui du troubadour avec sa mandole, ses pantalons bouffants et sa plume d'autruche au chapeau, lequel va chanter ses rêveries, ses errances, les plaisirs de l'amour et la beauté du printemps dans les châteaux et manoirs du royaume. Ce troubadour n'a jamais existé, c'est une invention de l'imaginaire préromantique du dix-huitième siècle et de l'esprit romantique du dix-neuvième siècle.

Le premier troubadour s'appelait Guillaume IX (1071-1127), comte de Poitiers et duc d'Aquitaine. Un noble, en effet. Il y a d'ailleurs eu chez les troubadours 5 rois, 5 marquis, 10 comtes, 5 vicomtes. Il y en a eu aussi chez les chevaliers, les nobliaux, les bourgeois, les clercs. Quelques moines aussi, ou alors certains le sont devenus. Quelques-uns, pas beaucoup, de "basse extrace". Il y en aurait eu environ 450 dans le pays d'Oc. S'ils composaient leurs propres poèmes et leurs musiques ils ne les exécutaient pas eux-mêmes en public la plupart du temps : cette fonction revenait aux jongleurs, ménestrels et autres mimes. 

Le nom troubadour, nous apprend Guillaume Picot dans Poésie lyrique au Moyen Äge (tome 1, Larousse, 1975), est dérivé du bas-latin tropare, lequel a donné trobar en Provence, et qui signifie "composer des tropes, c'est-à-dire des airs de musique", avant de prendre le sens général d'inventer. Le même verbe, dans les dialectes de langue d'oïl, a donné trouver. D'où troubadours au sud et trouvères au nord (p.6). 

Selon William Rime, dans Troubadours et trouvères (Seghers, Paris, 1960), la plupart des mélodies retrouvées étaient écrites dans la notation carrée (les neumes) et l'on croyait qu'il fallait exécuter ces chants comme un récit libre tel qu'on le fait en chant grégorien. On ne sait pas cependant, nous avertit Ulrich Michels dans Guide illustré de la musique (Fayard, 1977), si ces mélodies étaient des imitations ou des contrafacta des chants religieux, ou encore d'un répertoire profane. Henri-Irénée Marrou (Les troubadours, Seuil, 1971), quant à lui, parle de mélodies qui ont une atmosphère manifestant une parenté étroite avec le chant liturgique ou semi-liturgique.

Pour ma part, je retiens ceci de William Rime : Des recherches conduites par Beck d'une part et Aubry d'autre part, recherches toutes récentes d'ailleurs, ont établi que le rythme des mélodies était étroitement lié à celui des vers, conformément à des modèles appelés "Modes". Nous possédond 264 mélodies, ce qui serait le dixième des poésies conservées. Marrou ne semble pas se désoler de ce petit nombre car selon lui ces mélodies sont des chefs-d'oeuvre. J'avoue que certaines mélodies sont effectivement d'une extrême beauté. Marrou parle de luxuriance de la mélodie, pour ma part je trouve qu'on touche au sublime, rien de moins.

Leur instrument pouvait être le rebec (d'origine arabe), instrument à archet en usage chez les jongleurs du XIe siècle, il disposait de trois cordes ; la lyre à archet ; la gigue, une viole plate et pourvue d'entailles latérales ; la vièle, l'ancêtre du violon, et qui avait quatre cordes.

Je ne sais pas s'il existe dans d'autres cultures quelque chose d'équivalent à l'art poétique des troubadours. C'est, dans le domaine de la poésie chantée, l'art le plus recherché, le plus fin et le plus exigeant que je connaisse (d'accord, il y a Brassens...). Voyons d'abord les types de chansons (formes fixes) qu'ils "trouvaient" :

- LA CANSON. C'est la chanson d'amour courtois, l'oeuvre maîtresse. C'est un poème à forme fixe mais la dimension de la strophe reste libre ; le rythme du vers aussi (sept ou huit) ; le nombre et la dispositions des rimes sont laissés au gré du poète (Anthologie des troubadours, Pierre Bec, 1018, 1979) 

- ALBA. C'est une aube, un poème d'amour composé sur le thème de la séparation de deux amants qui, après une furtive et souvent illicite entrevue nocturne, sont réveillés à l'aube par le cri du veilleur de nuit, alors ils maudissent le jour qui vient trop tôt (Bec).

 - PASTOURELLE (ou BERGERIE chez les trouvères). C'est un genre que Bec nomme popularisant. Il faudra y revenir lorsqu'il sera question des trouvères du nord de la France. Pour l'instant on peut tout de même dire que la pastourelle a pour thème essentiel un débat amoureux entre une bergère et un chevalier.

 - LE SIRVENTÈS. La forme rejoint la canson mais le contenu est tout autre. C'est un poème de circonstance, essentiellement satirique et violent - l'invective y est plus fréquente que l'éloge, - qui peut aborder à peu près tous les sujets, sauf l'amour : morale, politique, critique littéraire, etc. (ibid.)

 - CHANSON DE CROISADE. C'est un sirventès dont le thème est politique. Une des singularités de ce type de sirventès, selon Gabriel Azaïs, est qu'il mêle le sentiment religieux aux idées chevaleresques, par exemple le regret de quitter joie et plaisir en se séparant de sa Dame.

 - LE PLANH. C'est une complainte funèbre. Que le poète se lamente sur la mort de son protecteur, ce qui est le cas le plus fréquent, ou de sa dame, la division du planh est sensiblement la même : trois parties en général (expression de la douleur du poète, éloge du disparu, intercesson auprès de Dieu en faveur de son âme).

 - LA TENSON ET LE PARTIMEN (ou JOC PARTIT). La tenson est constiuée par une discussion entre deux ou plusieurs troubadours qui soutiennent respectivement des opinions opposées relatives à une même question. Alors que la tenson (le débat) se développe librement ; dans le partimen ou joc partit (jeu parti), c'est le questionneur lui-même qui pose à son interlocuteur le choix entre deux hypothèses, se réservant automatiquement de défendre le parti inverse(Bec).

 - BALLADE. C'est une chanson à danser. On en a conservé très peu, semble-t-il. Cela dit, les trouvères étaient plus enclins que les troubdours à composer des chansons à danser. Avec la ballade il y avait aussi la dansa et l'estampida.

 - LE SALUT D'AMOUR. Épître adressée à sa Dame par l'amant courtois, et qui tire son nom de la formule de salutation par laquelle elle débute (Bec). 

Il vaut la peine de citer Marrou :

"Et quelle virtuosité dans l'emploi des ressources du vers, de la rime, de la construction des strophes ! Ouvrons le recueil des Leys d'Amor (...) : nous y trouverons défini, avec exemples à l'appui, 39 espèces de rimes et 72 types de strophes ; nous apprendrons aussi à distinguer les coblas capfinidas (où le mot qui termine un vers est repris au début du suivant), capdenals (le même mot est répété au début et à la fin du vers, ou le même vers au début et à la fin de chaque strophe), retronchadas (le même mot-rime, comme lavador dans la chanson de croisade de Marcabrun, ou le même vers réapparaissent, de strophe en strophe, à la même place). Il y a là un vocabulaire technique original comme l'Occident n'en avait pas créé depuis les beaux temps de la rhétorique grecque, entre Gorgias et Aristote ! Et encore, si complexe qu'en soit la terminologie, les Leys d'Amor nous laissent loin du compte : un philologue allemand avait recensé 817 types de strophes utilisées par les troubadours ; un de ses successeurs, hongrois d'origine celui-ci, a catalogué (si j'ai bien compté) très exactement 1 001 formules de rimes et 1 422 formules syllabiques, variété extraordinaire si on songe que nous ne possédons guère au total que 2 700 pièces lyriques de ces mêmes poètes."

Ceci me rappelle l'impressionnant ouvrage de Michel Garneau, ce poète immense, Les chevaux approximatifs, Un hommage aux formes (l'Hexagone, 2010). Garneau, sur 327 pages, y présente sa poésie merveilleusement encellulée dans des formes fixes de partout dans le monde - de la tritine à la villanelle en passant par le pentamètre ïambique et l'ottava rima, et j'en passe. Une petite étude comparative me semblerait intéressante, non ?

Il y a encore beaucoup à dire sur l'art des troubadours, après tout ne leur doit-on pas la rime, l'invention de l'amour romantique moderne (puisqu'il prend sa source dans ce fameux amour courtois qu'on appelle la fin' amor), et l'apparition des trouvères, des minnesängers et autres imitateurs en Europe ?

Curieusement la chanson française naît avec la chanson des troubadours, laquelle se chantait et se chante toujours non pas en français mais en ce qu'on appelle aujourd'hui l'occitan.

Au sujet de leur art, nous dit Guy Erismann dans Histoire de la Chanson (Hermes, 1967) :

"Les uns recherchaient à outrance une virtuosité et un raffinement formel (trobar ric), les autres une abstraction et une cérébralité qui confinent à l'ésotérisme (trobar clus)". C'est très (trop) résumé et il faudra assurément y revenir. 

Un jour mon cousin André qui revenait d'un voyage en Catalogne me montra une anthologie de poésie catalane. Il me raconta comment les Catalans adoraient tellement leur langue qu'ils l'embellissaient. Eh oui, ils prennnent un mot et cherchent comment ils peuvent le rendre plus beau. L'occitan et le catalan ont une parenté linguistique évidente et cet amour des Catalans pour leur langue n'est pas étranger à l'esprit troubadourien des douzième et treizième siècles. J'en dis pas plus pour l'instant.

 

À voir : le film LOVE & MERCY sur la vie de Brian Wilson, l'homme des Good Vibrations qui en a pourtant subi de très mauvaises...

 

 

 

 

 

 

 


Dernière modification: 20 mars 2016