02 avril 2020 | |
VIGNEAULT PAR-DELÀ LES MOTS |
Je prendrai dans ma main gauche / Une poignée de mer / Et dans ma main droite / Une poignée de terre / Puis je joindrai mes deux mains / Comme pour une prière / Et de cette poignée de boue / Je lancerai dans le ciel / Une planète nouvelle
Le poète
(Étraves 1959)
Il y a longtemps de cela je me souviens avoir lu dans un livre qui traitait de l'histoire des religions cette définition du prophète chez les Juifs : il était toujours issu du peuple et renouvellait la tradition par un enseignement frais et audacieux qui ébranlait les colonnes du temple où pontifiaent les doctes prêtres engoncés dans leurs ''vérités" un peu trop figées, des vérités un peu mortes en quelque sorte.
Des hommes et des femmes apparaissent, peu importe qu'on les appelle prophètes, philosophes, penseurs, visionnaires ou artistes, pour répondre à un besoin que la collectivité sent et appelle mais n'arrive pas à cerner tout à fait. Les peuples ont toujours eu besoin de guides ou alors d'esprits allumés qui sauraient les inspirer, les nommer, voire les chanter à un moment précis de leur histoire.
Le cas de Vigneault est très particulier. L'homme de Natashquan (là où on chasse l'ours) est arrivé multiple. En effet on trouve à la fois chez lui le conteur, le gigueur, le chanteur, le mélodiste, le poète, l'historien, le pédagogue, et j'en passe. On dit que Gaston Miron avait été très impressionné, comme secoué, par cette citation de Patrice de la Tour du Pin : Les peuples qui n'ont plus de légendes sont condamnés à mourir de froid. Le fils de Willie Vigneault et Marie Landry semble s'être chargé d'une mission comme s'il y avait urgence, s'assurer que son peuple ne meure pas de froid en ce pays qui ressemblait plus à l'hiver qu'à un pays. Comme le dit le journaliste français Lucien Rioux dans Chansons d'aujourd'hui (Seghers 1969) : ''La vérité est que toute civilisation a besoin d'une histoire (...) Or le Québec n'avait plus d'histoire, plus de légende (...) Vigneault arrive, il dit : Notre peuple nous le connaissons vraiment mal. Écoutez-moi, je vais vous le présenter.''
LE SORCIER
Dans Le Devoir, en 1966, Gil Courtemanche, en parlant de ses personnages, écrit qu'ils sont ''exactement des archétypes''. C'est quelque chose comme une mythologie que le poète de la Côte-Nord a créé avec une brochette de personnages plus grands que nature, des héros qui ont pour nom Jack Monoloy, Jos Hébert, Jean-du-Sud, Zidor le Prospecteur, Jos Monferrand, John Débardeur, Ti-Paul la Pitoune, Caillou La Pierre, Paul-Eu-Gazette, Bébé-la-Guitare, Tit-Nor, Gros-Pierre, La Corriveau, La Manikoutai...
Vigneault est apparu, rappelons-le, au début des années 1960 alors que naissait le phénomène des boîtes à chansons. S'y produisaient ce qu'on appelait alors les chansonniers à qui, dans certains cas, Vigneault a offert des textes de qualité, nous pensons à Pierre Calvé, Claude Léveillée et Claude Gauthier. Cela a été dit mille fois, ça brassait au Québec durant ces années, il y avait un éveil collectif. Mais ailleurs également. Aussi a-t-on vu aux États-Unis s'amener les chanteurs folk, lesquels pratiquaient le protest song comme Phil Ochs, Joan Baez, Tom Paxton et l'incontournable Bob Dylan. Au Canada, on trouvait Ian and Sylvia Tison, Buffy Sainte-Marie, Gordon Lightfoot et Penny Lang, en Angleterre Martin Carthy, en Écosse Bert Jansch, en Irlande Tommy Makem, et en Allemagne de l'est le dissident Wolf Bierman. Ça bougeait en Amérique du sud aussi où la chanson engagée se faisait entendre avec force avec Mercedes Sosa en Argentine, Violetta Parra au Chili, Chico Buarque au Brésil, etc.
Vigneault cependant occupe peut-être une place un petit peu à part. On doit à l'anthropologue Marcel Jousse d'avoir redécouvert la manière dont on chantait autrefois les psaumes. Ça n'était pas un acte qui faisait appel à la voix seulement ; le corps en entier était engagé dans ce geste cérémoniel. Tout se faisait dans un rythme corporel, aussi le corps mimait-il les paroles psalmodiées. Je vous donne ici quelques-unes des règles de cette technique :
1- L'homme est le plus mimeur de tous les animaux
2- Par le Mimisme il peut apprendre toutes choses.
3- Dans le Mimisme humain l'univers se rejoue.
4- Le jeu de l'univers est fait d'interractions.
5- Toute action est agent agissant sur l'agi.
6- Ce geste triphasé est corporel-manuel.
7- Puis ce geste global devient un geste oral.
16- L'homme fera du rythme un jeu mnémotechnique.
Cela peut paraître un peu savant ou trop abstrait. Je vous propose donc d'aller voir sur YouTube les vidéos de Louise Bisson. Par exemple, observez-la dans Récitatif biblique 1 Cor 6, 19 variation gestuelle. Dès le départ alors qu'elle explique sa gestuelle elle balance son corps. Le balancement du corps met en contact les deux hémisphères du cerveau, donc on s'adresse autant au rationnel qu'à l'irrationnel. Ensuite on la voit mimer - avec beaucoup de grâce d'ailleurs - les mots de son récitatif biblique, ces mots qui sont chantés et non pas simplement récités.
Cette façon toute globale de chanter/danser/mimer son texte s'adresse à tout l'être. La mémoire s'en imprègne un peu comme lorsqu'on enseigne à des enfants une chanson en l'accompagnant de gestes : Un cerf dans une grande maison / Regardait par la fenêtre / Un lapin venant courant / Frapper à sa porte... L'approche Jousse s'applique aussi ailleurs, par exemple pour la récitation/mémorisation des fables de Lafontaine ou encore - eh oui - l'apprentissage de formules d'algèbre.
Cela dit, ce qui moi me frappe c'est la ressemblance entre les gestes de Bisson et ceux de Vigneault. Sans que ce soit exactement pareil on peut aisément reconnaître une certaine parenté.
J'ai mis en italique (règle 3) l'univers se rejoue car cela rejoint les propos de l'anthropologue Mircea Eliade dans Le mythe de l'éternel retour. Voici :
Dans le détail de son comportement conscient, le ''primitif'', l'homme archaïque ne connaît pas d'acte qui n'ait été posé et vécu antérieurement par un autre, un autre qui n'était pas un homme. Ce qu'il fait a déjà été fait. Sa vie est la répétition ininterrompue de gestes inaugurés par d'autres (p. 15). Plus loin Eliade écrit : Les rythmes chorégraphiques ont leur modèle en-dehors de la vie profane de l'homme (...) ; une danse imite toujours un geste archétypal ou commémore un moment mythique. En un mot, c'est une répétition, et par conséquent une ré-actualisation de ''ce temps-là'' (p.43).
C'est ce qe Jousse et Eliade appellent le rejeu.
Dans la préface du recueil Le grand cerf-volant, Poèmes, contes et chansons, l'écrivain Claude Duneton témoigne :
Ce type qui chantait des histoires avec un accent à réveiller mes morts m'a saisi au corps. Au bout d'un quart d'heure j'étais quasi pantelant sur mon fauteuil rouge, bouche bée à toutes les chansons - ça en était mystérieux une pareille ambiance qui tombait sur la salle. Ce grand bonhomme sautillant chantait comme s'il avait égaré quelque chose d'important, que sa voix cherchait à faire revenir.
Chaque fois que je relis ce passage de Duneton je me dis : voilà, tout est fabuleusement résumé. L'auteur de Parler croquant et de L'histoire de la chanson française relate son expérience : il voyait sur scène non pas un chanteur, voire un poète, mais une sorte de prêtre qui, à sa façon, pratiquait un rituel ; avec son corps, ses gestes, ses mouvements, par sa voix et ses mots, et ses non-mots (sa turlutte) invitait, convoquait non pas un public mais une assembée à réveiller une mémoire ancienne, à participer à un rejeu. Dans Gilles Vigneault, Chansons d'aujourd'hui (Seguers éditeur 1969) Lucien Rioux résume : On ne va pas au music-hall pour écouter Vigneault, on vient participer à la fête. Dans Le Devoir du cinq août 1967 André Major écrit : Le sorcier (terme également utilisé par le journaliste Jean O'Neil dans La Presse) peut faire ce qu'il veut de son auditoire. Il tient la foule au bout de son doigt. On dirait un phénomène magique.
On dirait, oui... Mettons un geste, un rite qui remonte à des temps immémoriaux. Le sorcier invite l'assistance à un rejeu, à re-commencer le monde :
Lèvres de chaque seconde
Vous qui refaites le monde
À nommer vos alentours
(Parlez-moi d'un peu d'amour)
J'ai peur de passer
Sans t'avoir fait naître
(Avec les vieux mots)
Nous avons le temps presse
Un travail à finir
Nous avons la promesse
Du plus brillant avenir
(Fer et titane)
Mais il renaîtra d'un feu
Qui danse au fond de ses yeux
(L'homme)
C'est bien un des plus grands paradoxes du phénomène Vigneault : il a beau maîtriser extraordinarement la langue française, ses mots si bien choisis, ses vers si magnifiquement ciselés ont beau avoir eu un impact profond sur un grand nombre de Québécois, c'est son langage global qui a eu et a encore ce rare pouvoir de réveiller la mémoire, de ramener les gens à leurs origines et de vouloir créer un monde meilleur. Cette petite phrase trouvée dans une interview dans la revue Vitalité Québec (mai-juin 1998) confirme l'importance du corps chez l'auteur de Mon pays : Par contre, certains sens sont négligés sur Internet, entre autres le toucher.
Ça n'est pas un hasard que Jean-Paul Sermonte ait intitulé son livre Le Poète qui danse. Un jour son fils en le voyant à la télé lui a demandé : c'est qui ? Et le père de répondre : Un poète. Et le fils de s'exclamer : Ça danse un poète ?
Eh oui. Mais Vigneault est plus que poète. Son langage global est intimement lié à son rôle d'éveilleur et de montreur de monde (l'expression est de lui). Pas un hasard non plus qu'il réponde par ces mots à François-Régis Barby dans Passe l'hiver (Le centurion 1978) quand celui-ci cite Tam ti delam : Tu chantes : ''Si on voulait danser sur ma musique, on finirait par y trouver des mots... ''
J'aime bien ça que tu relèves cette phrase, répond Vigneault, parce que c'est sans doute celle dont je suis le plus content, parmi tout ce que j'ai fait. Si je n'avais qu'à garder une seule phrase je garderais peut-être celle-là : ''Si on voulait danser sur ma musique, on finirait par y trouver des mots''. Ça vient de Natashquan. C'est toute mon histoire jusqu'à ce que je sois obligé de me rabattre sur les mots avec la musique dedans. Pas dessus, dedans. (Cest moi qui souligne). Ne dit-il pas dans cette même chanson :
Mais je suis tranquille
Je connais la source même
Où battait le coeur de l'homme
Sur des pas qui sonnaient comme tam ti delam...
Tam ti delam, comme aucune autre chanson, va droit aux origines, ce sont les pas qui parlent, ils remontent du fond de la mémoire, ce sont eux qui dictent ce chant composé non seulement de mots mais de sons. Un jour Félix avait donné ce conseil à Gilles : c'est toi qui dois chanter tes chansons, elles doivent passer par ton corps. L'homme riche de mots, l'enfant de Natashquan doué de la parole (son père était un grand conteur), l'universitaire qui a étudié les lettres a beau nous impressionner avec sa maîtrise de la langue de Villon, Verlaine et Lafontaine, le don qui le particularise c'est celui d'aller au-delà des mots et de revenir à la source par un langage global, corporel, primitif, un langage qui se turlutte (ce chant de l'inconscient) et se danse et ainsi, comme dans les rites qu'évoquent les anthropologues, nous ramène à l'être primordial. Et que dit-il cet être primordial ?
Je dis que tout est paysage
Qu'on ne voit point dessous le champ
Les racines font des voyages
Qui mêlent la sève et le sang
Si j'ai mal compris mon feuillage
Ce n'est point la faute du vent
C'est la faute à quelque mirage
Du côté du soleil levant
Dans Ce que je dis nous sommes invité à voyager au pays des racines, de la sève et du sang. À repousser les mirages et redécouvrir ce pays qui...
... est au tréfonds de toi
N'a ni président ni roi
Il ressemble au pays même
Que je cherche au coeur de moi
On reproche parfois à Vigneault d'être angélique. Or dans son jeu, sa quête, sa chasse où il aura...
... dépassé vos pièges
Les loups mangeront dans ma main
... forcément, comme l'homme archaïque, l'être primordial, il revient à la source, c'est-à-dire au sacré. À quelque chose d'intrinsèquement bon, innocent ; ce quelque chose d'intact qu'on trouve au nord du nord. Il a fait cinq cents milles par les airs et par les eaux pour nous dire que le monde a commencé par une sorte de tam ti delam, ce quelque chose dedans les mots. L'indicible se dit peut-être ainsi, par ce langage archaïque qui précède la langue.
LES NOUVEAUX PRÊTRES
Dans Vigneault, un pays intérieur (Novalis 2012) lors de son entretien avec Pierre Maisonneuve, il confesse :
L'abbé Raoul Roy, le directeur de la chorale à Rimouski, m'avait dit un jour, après m'avoir entendu chanter mes chansons : '' Gilles, fais attention ! C'est bien, ce que tu fais. Mais fais attention ! C'est vous les prêtres de demain.'' J'étais resté bouche plus que bée. Ses paroles m'avaient grandement responsabilisé. Il me mettait sur les épaules un manteau que je n'avais pas prévu porter. Je prenais conscience que je ne pouvais pas dire n'importe quoi !
Dans La fatigue politique du Québec français (Boréal, 2008) Daniel D. Jacques explique bien le phénomène unique qui s'est produit au Québec durant les années 1960-1970 :
Le prêtre ayant perdu, aux yeux de la majorité francophone, une part considérable de son autorité politique, il ne pouvait réclamer plus longtemps la souveraineté symbolique qui lui avait été octroyée auparavant.
Dès lors, poursuit Daniel D. Jacques, la souveraineté spirituelle de l'artiste fut rendue possible grâce à la destitution du prêtre. Durant les décennies qui ont suivi, l'artiste a joui au Québec, d'une autorité considérable sur les plans politique et, je n'hésiterais pas à ajouter, moral. Il devint - qu'on se rappelle les Leclerc, Vigneault et Charlebois, pour ne prendre que les exemples les plus connus - non seulement un porte-parole des aspirations populaires, mais bien davantage leur incarnation prophétique. D'une certaine façon, ces troubadours modernes ont remplacé les clercs en chaire, et leurs spectacles ont tenu lieu de messes non plus célébrées à la gloire de Dieu, mais organisées pour manifester au monde la présence de la nation.(p. 28)
Les nouveaux prêtres - poètes, chanteurs, cinéastes, les artistes en somme - devenaient les chantres du pays. Les prêtres religieux avaient joué le rôle de protecteurs de la nation, pour eux cette nation avait un destin spirituel à préserver. Les nouveaux prêtres s'employeraient à mettre au monde et dans le monde cette nation. Gatien Lapointe est peut-être celui qui a le mieux exprimé le rite de sa naissance : On me conduit en pleine origine... Je nomme un chemin d'origine... J'ai souvenir d'un songe merveilleux ... J'appelle chaque chose par son nom nouveau... Nous continuons l'espérance du monde... Ma langue est celle d'un homme qui naît... Une cité naît au creux de ma main...Il me faut construire sur cette terre....
Mircea Eliade écrit dans Le mythe de l'éternel retour : (...) une conquête territoriale ne devient réelle qu'après (plus exactement : par) le rituel de prise de possession de la Création
du Monde. (...) tout territoire occupé dans le but d'y habiter ou de l'utiliser comme ''espace vital'' est préalablement transformé de ''chaos'' à ''cosmos''; c'est-à-dire que, par l'effet du rituel, il lui est conféré une ''forme'', qui le fait ainsi devenir réel.
C'est pour toi que je veux posséder mes hivers
(Mon pays)
Et c'est en nommant le pays, le chantant, le dansant, qu'on effectue le rituel de possession.
Vigneault, quand on lit ses interviews, ne le cache pas, a une volonté terrible de nommer les gens. Mais aussi le pays, autrement, et ce terme revient souvent dans sa bouche : ça n'est qu'un ''territoire''. On a envie de dire, comme dans son poème de 1959 Le poète, qu'il a joint ses deux mains comme pour une prière, et de cette poignée de boue a lancé dans le ciel une planète nouvelle.
Il a failli réussir. Miron scandait un jour j'aurai dit oui à ma naissance. Mais ce jour-là n'est pas venu. Que s'est-il passé ?
L'IDYLLE
Les poètes d'ailleurs qui ont envahi la scène pour chanter leur liberté au cours des années 1960 ont tous un pays. Pas le fils de la Côte-Nord.
On apprend, en parcourant l'ouvrage de Fernand Dumont Genèse de la société québécoise, que la Nouvelle-France a d'abord été colonisée par des religieux qui rêvaient d'une société apostolique, un monde à part, sorte de pays idéal gouverné par des valeurs chrétiennes. On parle ici bien sûr d'une utopie, et ce fut un échec. D'autres par la suite tentèrent de fonder un monde non pas religieux mais tout aussi idéal. On n'a qu'à jeter un coup d'oeil sur les écrits de Champlain, c'est plutôt impressionnant de voir jusqu'où il a imaginé et travaillé à fonder une société juste et moderne.
Je cite Le rêve de Champlain de David Hackett Fischer :
Les deux (Henri IV et Champlain) rêvaient d'une nouvelle France en Amérique du nord qui tablerait sur le meilleur du Vieux Monde qu'ils connaissaient et sur une idée généreuse de l'humanité qui embrassait des gens différents d'eux-mêmes. (p. 90)
Il (Poutrincourt, contemporain de Champlain) espérait fonder une utopie féodale dans le Nouveau Monde (l'Acadie), sur laquelle lui et sa famille régneraient avec bienveillance pour le bénéfice de tous. (p. 244)
Plus tard dans sa vie, il (Champlain) s'était fait catholique, et il croyait profondément à l'idée d'une Église universelle ouverte à toute l'humanité. Il partageait l'esprit libéral des humanistes chrétiens français qui avait embrassé la terre entière du regard et considéraient tous les enfants de dieu comme leurs proches. (...) Champlain partageait cette vision du monde avec de nombreuses autres personnes en son temps. (p. 612)
On le voit, son idéal était très grand - Vigneault l'évoque (Place des arts, octobre 2019) et le groupe trad Le vent du nord, sur son plus récent disque, s'en inspire (Le pays de Samuel).
Mais voilà, si depuis la fondation de la Nouvelle-France cet idéal n'est jamais mort, il semblerait qu'il appartienne aux élites ; le peuple, lui, c'est autre chose.
Ce que l'écrivaine Isabelle Daunais a découvert au sujet de l'âme québécoise dans son étude sur le roman québécois Le Roman sans aventure (Boréal 2015), c'est exactement ça, comme le titre l'indique : le Québécois refuse l'aventure. Le récit classique romanesque raconte habituellement l'histoire d'un héros qui voit sa réalité changer, il n'a plus ses anciens repères, alors il doit partir à l'aventure, faire face à lui-même, il va en quelque sorte s'engager dans une lutte contre le dragon et revenir transformé par son expérience. Cela est absent du roman québécois. Le protagoniste, si l'on peut dire, préfère l'idylle.
Je cite Daunais :
Car l'idylle (selon la définition de Kundera) ne désigne pas ici un univers pur et merveilleux, expurgé de tout souci, toute adversité ou de tout malheur, mais plus modestement et plus concrètement - et à la fois plus terriblement -, l'état d'un monde pacifié, d'un monde sans combat, d'un monde qui se refuse à l'adversité. (p. 18)
(...) Mais c'est un monde qui demeure en retrait de l'aventure ou, plus exactement, c'est un monde au sein duquel l'aventure est lointaine et inatteignable. (p. 19)
(...) ce qui définit en premier lieu ces personnages (de Ducharme, Major, Godbout, Aquin, Poulin...), c'est qu'ils se retirent du monde et laissent couler loin d'eux, comme si elles ne les concernaient pas, ses transformations et sa rumeur. (p. 162)
(...) les adolescents de Ducharme sont libres de tout attache et de toute contrainte. Certes, leur retraite n'est pas sans révolte ni critique du monde et de la société. C'est même plutôt le contraire. Sauf que cette critique ne se fait pas dans le face-à-face. Elle ne repose sur aucune confrontation, aucune bataille, aucun corps-à-corps, mais sur leur réclusion même (...) (pp. 168, 169)
Et j'ajoute cette observation qui, elle, concerne la tradition orale. Ce qui différencie le conte québécois de celui des autres pays, nous apprend Fred Pellerin (L'itinéraire, XXVI, no 24, 15 décembre 2019), c'est que le diable se fait toujours déjouer. Personne n'est sacrifié, précise-t-il. Bref, le tragique est évité. L'idylle est préservée (voir Addendum).
L'exemple le plus récent et le plus frappant de ce refus du monde, de ses transformtions et de sa rumeur, on le trouve dans le film - tiré du roman de Jocelyne Saucier - Il pleuvait des oiseaux (2019). Voici trois hommes, et bientôt une femme, qui choisissent de vivre en retrait quasi total du monde, dans un petit paradis bien à eux.
Ce paradis - ou ce monde pur qui est menacé - est également évoqué dans certains contes de Félix Leclerc (Les bergers), ce monde que décrit Gabrielle Roy dans La Petite-Poule-d'Eau : intact, comme à peine sorti des songes du Créateur.
Pour employer les mots de Daunais : Le roman québécois, c'est là son immense singularité, raconte le récit d'un paradis jamais perdu.(p.214)
Dans les recoins de ce pays
Quatre maisons font un village
On y vit un siècle sans âge
C'est loin d'ailleurs et loin d'ici
Plus loin, il dit :
Cela se passe quelque part
Dedans les îles de la vie
Allez demander à la pie
Allez demander au renard
Le temps qu'il fait sur mon pays ressemble à la fois à une fable merveilleuse, un conte pour enfants, une légende ancienne, j'ai rarement entendu chanson décrire avec autant d'inspiration un monde innocent, fabuleux, idyllique. Vigneault l'homme primordial qui s'abreuve à la source première et qui semble partager la même mémoire que ses compatriotes. Il a souvenance de l'innocence ; eux s'accrochent à ce qui reste d'innocent de leur paradis perdu. Lui nourrit le rêve d'un pays à bâtir qui aura dans son essence même cette innocence :
Homme un jour tu sonneras
Cloches de ce pays-là
Sonnez joies femmes et cuivres
C'est notre premier repas
Voilà le pays à vivre
Mais eux craignent justement de perdre leur innocence car le projet d'émancipation et de réalisation auquel le poète les convie signifie à la fois combat et participation à la marche d'un monde, disons-le, adulte. Daniel D. Jacques le souligne avec justesse : La Révolution tranquille se distingue de toute autre révolution par le fait qu'elle n'a donné lieu à aucun combat. (p. 18)
Mais le chantre du pays n'abandonne jamais, c'est son rôle traditionnel de nourrir la flamme.
C'est ma chanson la moins finie
Et j'y travaille jour et nuit
(Je m'ennuie d'un pays)
DEDANS LES MOTS
Je terminerai ce texte en parlant de la chanson Dans la nuit des mots, un autre chant exceptionnel dans le répertoire du poète dansant. Elle a été écrite presque exclusivement en monosyllabes. D'abord inspiré par la langue anglaise qui utilise beaucoup de mots monosyllabiques dans ses chansons :
Don't turn on the lights you can read their address by the moon - Leonard Cohen
How many roads can a man walk down before they can call him a man - Bob Dylan
As soon as you're born they make you feel small - John Lennon
When my eyes were stabbed by the flash of a neon light, that split the night - Paul Simon
We could steal time, just for one day - David Bowie
That you don't know what you've got till it's gone - Joni Mitchell
Now here's what I want you all to do for me - Public Enemy
Vigneault s'est aperçu comment les mots à une syllabe parvenaient à dire l'essentiel : terre, eau, sel, mer, air, coeur, âme, homme, femme, nuit, jour, vie, mort, corps, feu, froid, chaud, beau, laid, pain, paix, doux, dur, bon, mal, sang, blanc, noir...
Et c'est la guerre
Loin de chez-nous
Comme un grand jeu
D'à qui perd gagne
À tous les coups
On croit la faire
Avec des sous
Mais dans le corps
Des gens très loin
Ça fait des trous
(Il est quatre heures)
Cela nous ramène à ce qu'il dit, lorsqu'il évoque Tam ti delam, à propos de ce qui est dedans les mots.
Il en parlait à Anne-Marie Dussault à Radio-Canada et lors de la soirée à la Place des arts en octobre 2019. Ces mots à une syllabe sont un peu comme des boules où l'énergie est condensée. Leur concision leur donne une force singulière. En ce sens ils ne sont pas loin de la force de frappe qu'on reconnaît dans la turlutte, le lilting irlandais et écossais, et le scat afro-américain, cette musique percussive qui vient du corps et de l'inconscient.
Cela n'est pas loin non plus de la technique pour acteur du dramaturge et metteur en scène américain Eugene Lion. Il appelait sa technique River of intent. Un des aspects de cette technique (je dois simplifier pour ne pas m'éloigner de mon propos) est de se poser la question pourquoi veut-on dire une chose. Et de se poser la question encore et encore jusqu'à ce qu'on arrive au coeur, au noyeau de ce qu'on désire exprimer, transmettre. Il faut que ce soit précis, très précis. Et simple, spécifique, unique. Lorsqu'on a touché, trouvé cette intention très précise - j'ajouterais concise - les mots sont chargés d'une énergie extraordinaire. Leur force de frappe est redoutable.
On se rend compte alors que ce ne sont plus les mots qui comptent, qui ''parlent'', c'est ce qu'il y a dedans.
Quand Vigneault choisit ses mots monosyllabiques - ces vocables concis - il cherche à dire l'essentiel.
Je suis ce grand feu
Qui tue et qui mange
L'arbre l'eau et l'air
La chair et le sang
Je suis ce faux dieu
Entre l'homme et l'ange
Qui meurt en naissant
On dirait un chant rituélique, une incantation ancienne...
CE QUE JE DIS
C'est au personnage Paul-Eu-Gazette que Vigneault affirme s'identifier le plus. J'ai entendu cette chanson pour la première fois en 1974. Elle se termine par ces mots :
Et cette phrase de poète
La vie est cachée dans les mots
J'aurai mis bien du temps à la comprendre.
Deux avril de l'an 2020
Addendum : Dans le film de Denys Arcand, L'âge des ténèbres, Jean-Marc Leblanc n'en peut plus de vivre dans un monde suprêmement aliénant, insupportablement absurde où l'humain semble avoir perdu ses repères. Il atteint son seuil de tolérance, quitte tout et s'en va vivre loin de la ville, sur le bord du Saint-Laurent, dans le chalet de son défunt père. La fin du film de Ricardo Troggi (scénario : Louis Morrissette) Le mirage ressemble beaucoup à celle de l'oeuvre d'Arcand : Patrick Lupien retrouve sa roulotte sur le bord du même fleuve. Il n'en peut tout simplement plus lui non plus. À l'écart, à l'abri. Cette sorte de de cheminement intérieur mène à un geste non pas de libération mais de rejet. Cela n'a rien à voir avec, par exemple, la fin du film de Milos Forman (tiré du roman de Ken Kesey) One Flew Over the Cuckoo's Nest. Tout au long de l'histoire l'Amérindien effectue un processus de transformation qui l'amène à une véritable libération. Il finit par voir qu'il a le pouvoir de se défaire de ses chaînes (un institut psychiatrique répressif et déshumanisant) et choisit l'aventure de la liberté, et ce dans des circonstances tragiques : il ''libère'' McMurphy en l'étouffant à mort.
Mais qu'arriverait-il si un Québécois entreprenait l'aventure de vivre dans le monde, d'aller l'affronter, le rencontrer ? Jack Kerouac est né à Lowell, Massachusetts de parents canadiens français. Il a voulu découvrir l'Amérique, il est parti sur la route. Au vrai, si l'on jette un coup d'oeil sur ses écrits en français on constate qu'il a voulu écrire son livre en français d'abord et le titre était Sur le chemin. Cela donne un tout autre sens à son entreprise. Or, que s'est-il passé ? Sa quête l'a détruit. Il est revenu ''s'abriter'' à Lowell ; en hiver il allait en Floride avec sa mère. Dans un de ses livres il rapporte les paroles de son ami Allen Ginsberg, que je cite de mémoire : Que veulent les Canucks dans le fond ? Prendre leur retraire en Floride, c'est leur seule ambition.
Mystique, poète, clochard céleste, ange vagabond et ange de la désolation, ce coureur des bois nouvelle manière a couru l'Amérique du vingtième siècle. Il a tenté l'aventure. Ce qu'il a découvert n'était pas pour lui, pour son âme d'hyper sensible. Ça l'a tué.
Ce monde, effectivement, n'est pas fait pour les hyper sensibles. Peut-être un jour le sera-t-il, on ne le sait pas. Au fond, vivre à l'abri, à l'écart n'est pas un choix, c'est un réflexe de survie. Henri Laborit a même écrit un ouvrage là-dessus ; il fait l'éloge d'une fuite bien nécessaire. La plupart des communautés et sociétés d'origine française en Amérique du nord sont soit mortes soit très menacées. L'aventure n'était peut-être pas faite pour elles.
Dernière modification: 30 août 2020

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